Juin 11 2020

Juliette et l’Ange

Juliette Binoche

Ses succès à l’écran ne l’ont pas fait dévier de sa simplicité. Quand elle obtient un Oscar à Hollywood, début 1997, elle se sent légère, presque non responsable : l’essentiel n’a fait que la traverser. Comment fait-on pour résister ainsi à la pression des images ? On l’interroge. Elle répond parfois : “Les Dialogues avec l’ange me sont une aide constante.” Les Dialogues racontent une expérience spirituelle extrême, survenue à un petit groupe d’artistes hongrois, en pleine Seconde Guerre mondiale. Le plus improbable des chants de joie, un psaume venu du bord de la Shoah… Quel rôle joue pour Juliette Binoche ce livre qu’elle ne quitte pas, mais que les innombrables articles parus sur elle dans la presse ne mentionnent que rarement ?

© photo : www.juliettebinoche.fr.st

Nouvelles Clés : Comment avez-vous rencontré Les Dialogues avec l’ange ?

Juliette Binoche : J’avais vingt-cinq ans et j’étais au fond du trou. Le tournage des Amants du Pont Neuf, dirigé par Léo Carax, venait de s’interrompre pour la seconde fois. Nous n’avions pas un sou devant nous, je ne savais plus du tout où nous allions. J’étais prise de vertige. En même temps, l’expérience était très forte. Je me trouvais en attente… Quelque temps plus tôt, une amie danseuse, dont j’avais suivi les cours pendant que nous jouions L’insoutenable légereté de l’être, m’avait offert Les Dialogues tels que je les ai vécus, de Gitta Mallasz. Un rapide coup d’œil m’avait donné envie de lire ce livre, mais je n’en avais pas eu le temps. Le long tournage des Amants a commencé. Je me suis retrouvée emportée par une activité débordante – même quand toute la production s’arrêtait, je continuais à suivre des cours de danse, de peinture, d’anglais, etc. Je me préparais sans le savoir (rire tonitruant), à la fois physiquement et spirituellement. Mais un jour, j’ai attrapé la grippe. Je me suis retrouvée au lit pendant plusieurs jours. J’ai alors pu rouvrir le livre de Gitta et je l’ai dévoré d’un bout à l’autre, sans pouvoir m’arrêter. Cette lecture m’a remplie de légèreté. Tout d’un coup, je respirais un oxygène que je reconnaissais et qui m’avait manqué depuis des années. Je dois dire que, d’abord, je n’ai pas compris que ce livre renvoyait à la lecture d’un autre, plus important, Les Dialogues avec l’ange en entier. Les courts passages qu’en avait extraits Gitta Mallasz m’ont longtemps suffi.

N.C. : Beaucoup de lecteurs, je crois, ont abordé ce livre par le commentaire de Gitta… Mais vous, qu’est-ce qui vous réjouissait tant ?

J.B. : Il y en aurait à dire… Je me souviens que l’une des premières choses qui m’ait frappée fut la façon dont Gitta parlait des couleurs… Tout son langage, simple et direct, m’allait droit à l’intérieur. Elle savait mettre en mots des sensations, des idées que je connaissais mais que je n’avais jamais su exprimer. L’une des phrases des Dialogues que j’aime citer est “ Vous êtes des éveilleurs, pas des rêveurs. C’est pour cela qu’il vous faut rêver ! ” Je trouve ça sublime. Tout le travail de l’acteur se trouve condensé dans ces quelques mots. Au début, j’étais si enthousiaste que j’ai acheté des dizaines d’exemplaires du livre, pour les distribuer autour de moi. Le besoin de donner ce que j’avais reçu. C’est devenu un révélateur dans ma relation aux autres : il y avait des réactions tellement différentes ! Avec certains, nous nous recevions tout de suite cinq sur cinq. D’autres me fuyaient, comme s’ils découvraient que j’étais devenue folle, ou fanatique. D’autres se faisaient du souci pour moi… ma sœur Marion, par exemple, pour qui un tel livre est automatiquement synonyme de secte – même si elle ne l’a jamais ouvert ! Un jour, quelqu’un en qui j’avais confiance a comparé mon attitude à une épidémie (rire). Mon côté trop volontaire. Comme Gitta Mallasz, qui voulait toujours bien faire… Mes profs d’art dramatique, Jean-Pierre Martino et Véra Gregh, ont heureusement su m’aider à dépasser mon volontarisme.

N.C. : De quelle façon ?

J.B. : Quand je suis sortie du giron de ma mère, qui avait commencé à m’apprendre le théâtre à l’école, avec ses élèves, je voulais surtout lui prouver que j’étais capable de jouer seule. Du coup, je formulais tout à haute et intelligible voix, avec beaucoup trop de bonnes intentions. Véra Gregh, la première, a chamboulé tout ça. En cassant brutalement mon jeu et en me faisant pleurer sur scène – alors que nous patientions pendant de longues semaines, à attendre que vienne la chance de pouvoir jouer, ne serait-ce que quelques minutes, devant elle. Véra m’a montré que, par le silence, on en fait passer autant, sinon bien davantage, et bien autrement.

« Il m’est arrivé de lire les Dialogues avec l’ange en plein tournage. Sinon j’aurais étouffé… »

N.C. : Vous êtes devenue une actrice dont on guette les silences. C’est une autre phrase des Dialogues : le silence est parole.

J.B. : Mais les acteurs en ont tellement peur, du silence ! Chaque société a les artistes qu’elle mérite. Aujourd’hui, ils fuient souvent leur angoisse dans l’activisme. La question est d’être vrai. Il faut savoir s’arrêter complètement. Moi, le fait de peindre m’a beaucoup aidée à être plus vraie. Au conservatoire, Jean-Pierre Martino nous disait qu’il fallait passer du jeu sincère au jeu vrai. Toute la différence entre faire et être. J’ai eu la chance d’avoir des profs qui me fassent comprendre que le travail d’acteur implique d’abord un travail sur soi. Il s’agit de s’accepter tel qu’on est, pour le meilleur et pour le pire. Comment pourrais-je être vraie vis-à-vis de millions de personnes si je ne le suis pas vis-à-vis de moi-même ? Comment me vider et me mettre intérieurement à nu, pour me retrouver “ au service ”, pour reprendre l’invitation de l’Ange aux quatre amis ? Si je ne me connais pas assez moi-même, je ne saurai laisser passer par moi le rôle que je dois jouer, et le jeu sera impossible. Souvent, quand le tournage reprend et qu’une centaine de personnes sont là à attendre que que vous vous mettiez à jouer votre rôle, vous priez très fort pour que ça vienne ! Et vous vous demandez par quel miracle le message va encore une fois passer.

N.C. : La prière a une place dans votre vie ?

J.B. : J’ai grandi assez classiquement, dans la religion chrétienne. Mon père est un iconoclaste qui fut longtemps incroyant, mais sa famille était très catho – du genre qui s’effarouche de la moindre vivacité des enfants. Je n’aimais pas trop ça. Ma mère, d’origine polonaise, était aussi catholique. C’est une intellectuelle, qui avait milité au parti communiste avec mon père, avant de tout laisser tomber, dégoûtée, à la fin des années cinquante. À la messe, elle passait son temps à lire et ne levait les yeux que pour écouter le sermon. Elle tenait néanmoins à ce que ses enfants ait une formation intérieure. Un jour, alors que nous changions les draps, je me souviens lui avoir demandé si elle croyait en Dieu. Elle m’a répondu : “Je ne sais pas.” Cela m’a sidérée. Je me posais énormément de questions existentielles. Qu’on ne sache pas dire pourquoi nous sommes sur terre me semblait impossible. Je réagissais de façon plus physique qu’intellectuelle. Pour moi, la spiritualité n’est jamais passée par le mental. Ça ne m’angoissais pas ! Dans le Loir-et-Cher, j’aimais beaucoup les réunions de “ feu nouveau ”, là-bas, on appelait le catéchisme comme ça. Une dame très gentille venait nous chercher dans sa vieille Aronde et nous racontait des histoires, tandis que nous partagions nos gâteaux entre enfants. Dans l’ensemble, je garde aussi un bon souvenir de toutes les écoles catholiques où je suis allée – le règlement scolaire m’embêtait beaucoup plus que les lois divines ! Il faut dire que le christianisme que j’y ai rencontré était très naturellement œcuménique – dans l’état d’esprit de Taizé, où je suis allée deux fois, avec un grand bonheur, puisqu’on y rencontrait aussi bien des musulmans ou des juifs que des chrétiens. Après l’adolescence, j’ai traversé comme la plupart des gens une période où toute prière ou sentiment religieux avaient disparu de ma vie, pour laisser la place à l’action. C’est la raison pour laquelle, quelques années après, j’ai éprouvé un tel réconfort lorsque j’ai découvert les Dialogues. L’endroit d’où je les lisais ressemblait un peu, certains jours, à l’enfer. Pour moi, l’enfer c’est d’être enfermée. Alors que le paradis correspond à l’ouverture. Mais je crois que même au fond de l’enfer, il reste toujours un point de lumière…

N.C. : Encore faut-il avoir l’idée, la volonté, la chance de voir cette lumière !

J.B. : J’avais un tel désir de la rejoindre ! Sans doute parce que je suis d’un optimisme incorrigible. Mais comment pourrions-nous vivre sans optimisme ? J’en avais besoin. Je traversais une période sombre. Certains films me tiraient vers le bas. Mais c’était aussi une période très dense. Après m’avoir permis de trouver la force d’achever les Amants du Pont Neuf, les Dialogues m’ont aidée à faire des choix. À ne pas laisser traîner les choses. À trancher. Dans ma vie privée comme professionnelle. Sur certains tournages difficiles – celui de Fatale, par exemple -, dès qu’une prise de vue était finie, j’éprouvais le besoin d’aller me recentrer en lisant un passage, d’aller boire de cette parole de liberté ! (rire) Sans cela, je crois que j’aurais étouffé. Mais ce livre m’a aussi suivie dans des moments positifs ! Par exemple quand nous tournions Le Patient anglais. Le metteur en scène, Anthony Minghella, a l’intelligence et la générosité d’écouter ses acteurs, de les rendre responsables de leur jeu et de leur rôle. C’est tellement rare ! J’aimerais d’ailleurs pouvoir me retrouver un jour à cette place : dans la fonction de réalisateur, à la direction des acteurs. J’ai connu ça à ma manière quand j’étais petite fille. J’ai aussi enseigné, entre vingt-trois et vingt-quatre ans. Mes profs m’ont convaincue de repousser ça à plus tard. Le travail d’acteur est très différent de celui de réalisateur. Ça ne se mélange pas bien.

« Si tu te transformes, la matière elle aussi est obligée de se transformer » Dialogues avec l’ange

N.C. : Que vous apporterait la mise en scène ?

J.B. : De me mettre à la disposition des autres. De voir où et comment les acteurs sont prisonniers d’eux-mêmes. De les aider à trouver la porte pour sortir, pour se libérer. Je crois que j’aurais plus de satisfaction à faire ça qu’à jouer ! Parce que jouer, c’est abstrait. Ça passe évidemment par le corps, par les gestes, mais l’essentiel nous échappe…

N.C. : C’est quoi, en fin de compte, le métier d’acteur ?

J.B. : L’acteur est un transformateur. Il doit transformer l’énergie négative en énergie positive, c’est-à-dire créatrice. Il ne s’agit pas de faire de l’angélisme, au sens où le langage moderne utilise ce mot – qui devient synonyme de éthéré, évanescent ou irréel. Les anges des Dialogues, au contraire, sont des êtres fulgurants, qui invitent leurs moitiés humaines à vivre à fond leur condition terrestre, corporelle et animale. Mais dans la joie. Je ne peux plus travailler dans la négation. Il m’est arrivé de travailler avec des gens négatifs, c’est trop difficile, trop inutile surtout. Cela ne signifie pas que j’ai l’intention de ne plus jouer que des rôles de religieuses ! La transformation, on pourrait dire la transmutation, des énergies, l’acteur doit la tenter dans tous les registres de la vie, y compris naturellement dans les bas-fonds et dans des histoires qui n’ont aucune des apparences de la spiritualité. Mais il doit toujours y avoir au moins un point de lumière. Telle me semble la responsabilité de l’acteur et du metteur en scène. Récemment, j’ai refusé de jouer Médée. C’est pourtant un personnage incroyablement intéressant, mais porteur d’une violence dont je n’ai pas réussi à voir en quoi elle pouvait se transformer. Jouer la violence pure, qui ne débouche sur rien d’autre, je n’en vois plus du tout l’intérêt. À quoi bon ? Pour moi, ce n’est que s’il y a possibilité de transformation qu’il y a espoir. Et l’espoir est ce que j’ai envie de faire passer maintenant.

N.C. : Certains disent qu’il est délirant d’inviter l’humanité à nourrir le moindre espoir, quand on sait toutes les horreurs que les humains commettent à chaque instant. Que dire pourtant quand l’invitation à la danse nous arrive, non pas d’une zone privilégiée mais, comme dans les Dialogues, du bord des camps de concentration ?

J.B. : C’est aussi cette transformation-là qui me donne envie de réfléchir au film que l’on pourrait tirer des Dialogues. À vrai dire, jusqu’à présent, je ne parlais pas trop de ce livre en public. Je préférais faire sentir sans dire. Et agir. Dans le mot acteur, il y a action.

N.C. : C’est quoi, aujourd’hui, un artiste engagé ?

J.B. : Quand vous êtes connu, agir est à la fois plus facile et plus difficile. Tout le monde veut vous récupérer. Un jour, dans ma grande naïveté, j’ai découvert qu’il existait un enfer plus terrible que les autres, où souffraient des millions d’enfants, esclaves des passions démentes des humains supposés “ adultes ”. Des enfants prostitués de six ou sept ans ! Auschwitz existe à des milliers d’exemplaires, en ce moment-même, sous nos yeux. Quand j’ai réalisé cela, j’ai cru devenir folle. J’ai lu Le prix d’un enfant, de Marie-France Botte, avec qui je suis devenue amie. J’ai aussi fait la connaissance de Charles Fejtoe, qui travaille avec elle, dans une petite organisation humanitaire, Aspeca, qui tente d’aider les enfants martyrs du Cambodge. Je m’occupe le plus que je peux de ce travail-là. Mon prochain contrat de publicité leur sera consacré. Il s’agit d’essayer de ramener à la vraie vie le maximum des enfants que l’on a réussi à arracher à cet enfer, dont les Occidentaux sont tout de même en grande partie responsables. L’Occident est gravement malade. Notre incroyable richesse aurait été impensable si nous n’avions pas sucé, pendant des siècles, toute la sève des autres sociétés. Aujourd’hui, c’est l’enfance du monde qui est menacée. C’est-à-dire notre plus beau trésor. L’innocence humaine. L’avenir. Il me semble impossible de rester passif face à cette horreur. Mais de cela, je ne voudrais pas trop parler. “ Où sont vos actes ? ” demande l’Ange aux quatre amis. Et à nous.

À lire :

- Les Dialogues avec l’ange, et Les Dialogues tels que je les ai vécus,de Gitta Mallasz, éd. Aubier.
- Quand l’ange s’en mêle, entretiens avec Bernard et Patricia Montaud , éd. Dervy.
- La Source blanche, l’histoire des Dialogues avec l’ange, Patrice van Eersel, éd. Grasset.

Propos recueillis par Patrice van Eersel

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