Fév 11 2021

Jeff Foster : Pourquoi l’impersonnel n’existe pas

 

L’impersonnel est le personnel
Quoi que soit l’impersonnel, il s’exprime en réalité en tant que personnel, et la liberté véritable ne peut pas venir au travers du déni ou du rejet de l’histoire personnelle – il est en réalité au cœur de cette histoire, au cœur du désordre de l’existence humaine. C’est là que brille la grâce.
Pensez à Jésus sur la croix. Là, au cœur de la souffrance la plus terrible – exactement au centre des os cassés, de la peau et des muscles déchirés, le Divin brillait, impersonnel et libre. Jésus était absolument humain et dans cette humanité, absolument divin. Il n’a pas trouvé la liberté en s’échappant de la croix, en rejetant le personnel. Non – la liberté, Dieu, la complétude était exactement là au centre de la croix, où la vie et « ma vie » se croisent et se détruisent. La liberté était, et est, la vie-même.
Nous, nous tous, vivons au centre de ce croisement – là, où la verticale (ce qui est au-delà du temps et de l’espace) rencontre l’horizontale (le temps et l’espace), où le véritable impersonnel (l’espace ouvert dans lequel apparaît cette histoire) rencontre le personnel (l’histoire de « moi »). Et cela va jusqu’au point de ne plus pouvoir utiliser les mots « personnel » et « impersonnel », car vous n’avez aucun moyen de les séparer. Où commence l’un et finit l’autre? Peut-être n’existe-t-il pas de ligne de séparation – au centre de la croix, il n’y a peut-être que l’Un. Ce que je suis vraiment est peut-être inséparable de la vie-même, peut-être ai-je toujours été ce que je désire tant… peut-être…
Dans mon histoire (oui, une histoire apparaît ici – qui pourrait le contester ?) j’ai passé des années à repousser le personnel, essayant de me débarrasser de mon histoire personnelle, de m’installer dans l’Absolu, de rejeter le « quelqu’un » et de devenir « personne ». Jeff était l’ennemi, je devais m’en débarrasser. Le soi personnel était le diable, et seulement par la destruction du diable je pourrais rencontrer Dieu. L’ego était le mensonge à éliminer, ou du moins c’était ce que je croyais à l’époque. J’avais lu un grand nombre de livres spirituels et j’étais arrivé à  des conclusions sur la réalité – ne réalisant pas que mes conclusions étaient en réalité des croyances personnelles. Les êtres humains sont des créatures étonnantes. Nous pensons avoir trouvé la vérité objective, alors qu’en fait nous nous sommes reposés sur une croyance subjective et nous l’avons oublié.
Pendant un certain temps, « l’impersonnel » ressemblait à la liberté pour moi, car le personnel était devenu invivable. Mon histoire personnelle (l’existence relative) était devenu un enfer – je haïssais ma vie, je souffrais d’une terrible phobie sociale, me vivais comme un échec total, je ne voyais aucun intérêt à vivre – et donc échapper dans le paradis impersonnel, promis par les enseignements de l’Advaita, prenait tout son sens. « Il n’y a pas de moi, il n’y a pas de vous, pas de monde, pas d’autres, la souffrance n’existe pas, il n’y a aucune responsabilité à aucun niveau » Ouah ! Quel confort pour le chercheur épuisé ! Un aller pour la liberté loin de tous les problèmes du monde ! Alléluia ! – Aucune responsabilité, pas de passé, pas de choix – quel soulagement ! Je pouvais faire et dire ce que je voulais, même blesser des gens intentionnellement et cela n’avait aucune importance, puisque tout était l’Un et que de toute façon je n’avais aucun choix. Du moins, je le croyais.
Je pensais être libre, et pendant ce temps le chercheur se nourrissait, se gavait de tous ces nouveaux concepts de l’Advaita. Je pensais n’être personne, et, en fait, mon histoire personnelle se régalait de l’idée même que j’étais « au-delà » ou « au-dessus » du personnel. Je pensais être libre de toutes divisions, et, en réalité, la « non-dualité et la « dualité » étaient en guerre, le « personnel » et « l’impersonnel » se disputaient violemment. Je rejetais tous les chemins spirituels et pratiques – ils étaient tous duels et basés sur l’ignorance. J’étais en guerre avec tout enseignant qui semblait proposer un chemin personnel. Je considérais ces enseignants comme « dualistes », parce qu’en s’adressant à une personne et lui offrant un espoir quelconque, ils semblaient, en fait, nourrir la recherche et maintenir les personnes prisonnières de leurs histoires. Les enseignements impersonnels – ceux qui ne s’adressent pas à une « personne » et n’offrent pas au chercheur non existant un espoir ou confort – étaient l’unique vérité ; cela semblait être la seule progression logique. Et j’aimais prévenir les gens contre ces enseignants dualistes qui gardaient les personnes prisonnières, dans leur ignorance, et bien sûr lorsqu’on me questionnait à ce sujet (« Jeff, n’est-il pas hypocrite d’appeler les autres enseignants « dualistes », alors que les autres n’existent pas et que la dualité et une illusion ? »), je faisais marche arrière et disais qu’il n’y avait personne ici avec une opinion sur quoi que ce soit, et que tout était parfait telle que c’était. Oh oui, j’étais devenue très habile avec les mots. Vous y êtes obligé lorsque vous devez défendre une position en faisant comme s’il n’y avait pas de position à défendre. C’est comme cela que les gourous sont nés. J’appelle cela le « piège de l’Advaita » – et à l’époque je ne pensais pas être piégé – je pensais être libre. Souvent lorsque vous pensez être libre, vous êtes en fait plus emprisonné que jamais.
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Toutefois la vie même est toujours au-delà de tous ces opposés. Elle est au-delà du « soi » et du « non soi », de la « personne » et de la « non personne », du « chemin » et du « non chemin », du « temps » et de « l’absence de temps ». La vie telle qu’elle est, est complètement au-delà de toute compréhension tout comme la vague ne comprendra jamais l’océan, parce qu’elle EST l’océan…
La vague et l’océan
Imaginez une vague dans un océan. La vague se dit à elle-même : « Je suis séparée de l’océan ». Elle se croit et s’expérimente comme existant séparément de l’océan. Elle croit qu’elle est née en tant qu’entité séparée et qu’elle mourra un jour. Elle a une histoire d’un passé et d’un futur, elle peut parler de ses expériences passées, ses succès, ses échecs, ce qu’elle a accompli, ses espoirs, ses regrets et ses peurs. Et de milliers de façons différentes elle passe sa vie à chercher : chercher l’amour, l’approbation, le succès ou l’illumination spirituelle, et ce qu’elle recherche vraiment, bien sûr, c’est l’océan. Pourtant la vague est déjà l’expression parfaite de l’océan – elle l’était depuis le tout début. L’océan s’exprime au travers de toutes ces vagues apparemment différentes. L’Un s’exprime au travers du « multiple », même si en réalité, le « multiple » n’est pas séparé de l’Un.
Le fait est que la vague semble seulement exister, semble seulement – en réalité il n’existe pas de vague séparée. La vague littéralement « ex-iste » (se tient en dehors) de l’océan – mais en réalité, aucune vague séparée ne ressort. Il semble que nous ayons là un paradoxe – une vague semble exister (ressortir) et en fait n’existe pas (car comment quoi que ce soit pourrait-il ressortir, lorsque l’océan est tout ce qui est ? Comment l’océan peut-il se tenir en dehors de lui-même ?). Nous avons le paradoxe de l’impersonnel apparaissant comme le personnel. La vague est à la fois le personnel ET l’impersonnel. À la fois, elle existe et n’existe pas. Elle apparaît être séparée (l’histoire) et pourtant elle n’est pas séparée de l’océan, de la vie.
Maintenant, le monde de la vague est le monde de la dualité. Du point de vue de la vague, il semble qu’il existe des divisions : entre l’impersonnel et le personnel, entre l’absolu et le relatif, entre la vacuité et la forme, entre la dualité et la non-dualité. Cependant du point de vue de l’océan ces division n’existent pas – rien n’existe. Seule une vague divisera le personnel de l’impersonnel, le soi du non soi, quelqu’un de personne. L’océan ne peut pas diviser de cette manière, car il est tout ce qui est, sans aucune possibilité de se diviser de lui-même. L’eau ne peut se diviser de l’eau.
Seule la vague parle. L’océan reste silencieux : il n’a rien à dire. Il « n’existe » pas, car il ne peut « sortir de lui-même », il ne peut se séparer en aucune manière.
Ainsi il devient clair que :
1.    Seule (l’apparence d’) une personne pourra diviser le personnel de l’impersonnel, puis affirmer que son expression ou son enseignement est l’un ou l’autre.
2.    Seule une personne affirmera ne pas être une personne, car seule une personne verra cette division (personne / non personne). Identiquement, seul un soi affirmera ne pas avoir de soi, seul un ego affirmera être libre de l’ego…
3.    Seul un enseignement ancré dans la dualité rejettera comme dualistes d’autres enseignements. Seul un enseignant en conflit avec sa propre ignorance donnera l’étiquette d’ignorant à d’autres enseignants. Le monde est un parfait miroir de vous-même.
4.    Si un enseignement était parfaitement impersonnel, il n’existerait pas, rencontres et retraites seraient impossibles. L’océan ne parle pas. Pour pouvoir s’appeler impersonnel, un enseignement doit d’abord s’inscrire dans le personnel, puis le rejeter. Ingénieux !
Tout cela est merveilleux et signifie que personne n’a les réponses. Cela signifie aussi que lorsque l’on aborde l’océan, aucune vague ne peut être une autorité. Aucune vague de l’océan ne peut transcender l’océan – car elles sont seulement l’expression de l’océan. Une vague qui prétend avoir transcendé l’océan ou être allé au-delà de l’océan, n’est toujours qu’une vague qui fait certaines déclarations. Même le plus radical des enseignants de l’Advaita n’est toujours qu’une vague. Personne n’a « atteint » l’impersonnel ou « n’est allé au-delà » du personnel, parce que la vague ne peut pas aller au-delà d’elle-même. Toutes les vagues sont égales en essence : elles sont eau.
En d’autres termes, l’impersonnel ne peut pas être l’impersonnel tant qu’il n’inclut pas et n’embrasse pas le personnel. Cela semble être une complète contradiction, mais vous devez souvent utiliser des paradoxes lorsque l’on parle de quelque chose qui ne peut être mis en mots ! L’impersonnel est le personnel – la non-dualité est la dualité – alors ils sont complets. Vous ne trouverez nulle part l’impersonnel si ce n’est au cœur du personnel – un paradoxe absolu, pourtant aussi simple que la respiration.
Je pense que ce qui a tendance à se passer est ceci :
1.    La vague voit qu’elle est l’océan.
2.    La vague utilise cette vision pour nier qu’il y ait d’abord eu une vague – ou qu’il y en ait jamais eu une.
Oui c’est très subtil. C’est pourquoi vous devez être très prudent lorsque vous parlez de non-dualité ! Vous voyez le chercheur veut être nourri. Dès que le chercheur s’est emparé d’un concept – « il n’y a pas de moi, pas de monde, pas de souffrance etc. » – si ce que ces mots désignent n’est pas vu avec une clarté absolue, le chercheur les utilisera pour approfondir la recherche et l’identification. Par exemple s’il n’y a pas de libre arbitre, pas de choix, si les autres n’existent pas et que personne ne souffre, « je peux alors faire tout ce que je veux, je peux sortir et tuer quelqu’un, cela est sans importance, parce que tout est Un et qu’il n’y a pas de choix ». Voici ce qui se passe lorsque la non-dualité devient un autre système de croyances, une autre religion, une autre forme de séparation.
La fin du fondamentalisme
La façon dont je parle de la non-dualité a ainsi vraiment changé au fil des ans, elle a évolué jusqu’à incorporer cette vision fondamentale de la non-séparation entre ce que l’on appelle « le personnel » et « l’impersonnel ». J’avais l’habitude de parler beaucoup plus du point de vue de l’Absolu – la perspective océanique : ni moi, ni vous, ni monde – et je le fais encore parfois, mais seulement à certains moments et dans certains contextes, lorsque cela semble approprié. Du point de vue de l’océan, il n’y a ni temps, ni espace, rien à faire et nulle part où aller, car l’océan est au-delà de toutes ces divisions. Cependant au même instant, la vérité ultime s’exprime en tant qu’espace et temps, en tant qu’apparence des vagues, en tant qu’apparence de quelqu’un dans un monde. Il n’y a ni vous, ni moi, mais il existe l’apparence de vous et moi  –  c’est là où nous vivons, où nous nous rencontrons : dans l’apparence. Vous n’existez pas, et pourtant vous êtes, c’est pourquoi je peux vous aimer. Je ne suis pas ici en tant qu’entité séparée, pourtant je suis ici, indéniablement, tout comme vous. Ce que je suis (en tant qu’océan) est audelà de l’histoire, et pourtant indéniablement l’histoire apparaît (la vague) et en tant que vague, je n’ai pas besoin de rejeter l’histoire ou prétendre qu’elle n’existe pas – comment une histoire pourrait-elle en nier une autre ? Je danse et joue en tant que vague, me connaissant à tout moment comme l’océan, sans aucune contradiction. Cela n’apparaît comme un paradoxe que pour le mental qui cherche…
Ainsi ce qui est vu actuellement est que la non-dualité n’est pas le rejet de la dualité, mais sa célébration ­– une célébration si complète qu’il n’est pas même possible d’utiliser les mots « non-dualité » et « dualité » séparés l’un de l’autre. Quelqu’un et personne sont en réalité un – ils n’ont jamais été deux. S’il n’y a « personne » c’est la crucifixion, et lorsque « quelqu’un » apparaît c’est la résurrection. La crucifixion nécessite la résurrection pour être complète. Ainsi l’Advaita radical n’est que partiellement vrai – jusqu’à ce qu’il se complète avec sa réflexion.
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Extrait d’un article écrit pour la Revue du 3ème millénaire