Jan 30 2021

L’APPEL DE L’ÊTRE de Mathieu Martel (reprise)

 

Mathieu Martel est né à Montréal, le 22 juillet 1972. Professeur de philosophie au collégial, auteur et conférencier, il est engagé dans une pratique corporelle depuis plus de 15 ans et se consacre à la vie consciente. Il est sympathique à l’approche de la non-dualité, notamment à la tradition de l’advaïta-vedanta. Il a publié Présence (2005) et publiera prochainement La Puissance de l’instant (2012) aux Éditions Metanoïa.
 

Le choc radical de l’acceptation

L’inacceptable est souvent le fruit de notre aptitude à vivre trop souvent à partir de la perspective de la mémoire ou encore, de notre inaptitude à vivre, selon une perspective ouverte et accueillante, ce qui se présente à nous au moment présent.

Conséquemment, nous pouvons nous placer dans un mode de résistance à ce qui nous entoure ou à ce qui nous arrive, bref à tout ce qui se manifeste dans l’instant. Et plus encore, nous pouvons nous laisser prendre au jeu de la comparaison et du jugement plus souvent qu’à notre tour. C’est que nous croyons avec conviction que tout ce que nous voulons, pensons ou espérons devrait constituer la réalité. Trop souvent, nous vivons en pleine identification à nos plans, attentes et espoirs. Et très rarement, nous entrevoyons, la possibilité que quelque chose puisse être plus grand que nous même, au sens ou Emerson disait : « mon être parle davantage que ce que je dis ». Cela témoigne bien du fait qu’il y a quelque chose au plus profond de nous-même dont la source se situe bien au-delà de la persona, du masque. Cet espace où surgit des intuitions, de l’inspiration et de la créativité.  Est-ce parce que nous craignons l’imprévisible ? Est-ce parce que ce qui n’est pas en notre contrôle nous effraie ? Ou encore, est-ce parce que nous vivons selon une perspective, ou un champ de conscience restreint et davantage localisé plutôt qu’ouvert et global, que nous ne nous permettons pas de vivre en contact avec cette source ?  Ultimement, le sens de la vie se situe-t-il au-delà d’un simple volontarisme vitaliste que Nietzsche affirmait dans Le Crépuscule des Idoles : « Formule de mon bonheur : un « oui », un « non », une ligne droite, un but… » ?

« S’accepter soi-même relève d’un grand défi. »

L’inacceptable serait possiblement lié à la résistance que nous offrons à ce qui se présente à notre conscience. Cette résistance ne serait qu’en fin de compte qu’une résistance à la vie elle-même et à notre incapacité d’être à son écoute, de « prendre la vie pour guide » pour citer Pyrrhon d’Elis, philosophe grec ancien, père du scepticisme grec. Le manque d’écoute, de ressenti et d’attention est peut-être l’angle mort de notre vie moderne. Il nous est parfois difficile de revenir à l’essentiel et cela entraîne une distanciation d’avec notre être profond. Dès lors, nous sommes plutôt enclin à dire « non » à ce qui se présente bravant ainsi l’ écoute, le ressenti et l’attention. Notre plus grande difficulté est certainement d’être capable de reconnaître ce qui est et ensuite de l’accepter par surcroît. Dès lors,  une séparation s’impose entre nous et les événements, mais encore, surgit une difficulté à donner sens à ce que nous vivons et à ce qui nous arrive.

S’accepter soi-même relève d’un grand défi. Nous ne sommes pas toujours prêts à tout accepter nous-même et surtout, d’un seul coup. S’accepter intégralement reste quand même le souhait de l’être authentique et ce, même si un mode d’emploi ou encore une technique s’avère fort peu concluante ou efficace à cet effet. Dans certains cas, les efforts risquent de nous entraîner à notre propre perte ou au laisser aller, du statu quo, nous laissant prisonnier du manque d’expression de notre être. C’est peut-être à ce moment, que nous nous rendons compte que nous maintenons un masque de toutes nos forces, avec toute une résistance en plus ! Il semble que c’est bien cela qui épuise : prétendre être ce que nous ne sommes pas ! Que de temps perdu, que de forces impliquées à maintenir cette image, ce masque pour paraître ce que nous ne sommes pas, pour résister à ne pas laisser s’exprimer maintes facettes de notre être, maints talents ou désirs profonds. Et difficile avec nous même, sans indulgence aucune, nous projetons les mêmes attentes envers les autres. Par la suite, nous constatons, souffrons et nous plaignons que la vie est difficile, que les autres ne sont pas agréables, comme ils devraient l’être, que tout ce qui nous arrive ressemble à un cauchemar ou encore semble bien loin d’une harmonie pythagoricienne. La beauté n’est-elle pas dans l’œil de celui qui regarde ? Mais qui maintient ce voile ? Qui nous empêche de voir cette beauté ? Qui maintient cet écran qui nous empêche de communier avec toutes choses, avec nos semblables, de façon directe, sans se sentir séparés aucunement, en s’exprimant avec authenticité et clarté ?

Quelques jours après l’aube du nouveau millénaire, une femme me déclara dans la langue de Shakespeare : « Sois plus indulgent envers toi-même. » Cette maxime paradoxale  m’a accompagnée sans que je ne sache vraiment y porter attention jusqu’à ce qu’un jour ma persona craque et se brise en morceaux, n’étant pas spécifiquement empreint de douceur à mon égard. Il ne m’était alors plus possible de résister, de continuer à prétendre, à me retenir, à ne pas considérer en premier plan l’essentiel.

Je me rappelle avec précision de cette journée qui vint presque dix ans plus tard. Je me dirigeais à la marche au local d’haltérophilie du Club d’Haltérophilie de Montréal comme à chaque samedi depuis 3 ans. Pendant une heure et trente minutes je m’adonnais à cet discipline sportive, pratiquant divers exercices préparatoires ainsi que les deux mouvements respectifs de la discipline que sont l’arraché et l’épaulé-jeté. C’est grâce à la pratique du yoga durant plusieurs années et à son enseignement que je pouvais maintenant m’adonner à l’haltérophilie dans une perspective méditative comme exercice énergique de présence à soi. C’est ma rencontre d’Alain, un ancien athlète québécois international dans la discipline et amoureux de la nature sauvage,  qui me fit m’ouvrir à cette discipline à l’aspect vertical (par sa tendance à soulever la charge vers le haut et aussi parce ce qu’elle mobilise toute la chaîne musculaire du corps dans son entier). C’est en 1999, que je me mis à la pratique du yoga et à la dégustation du thé, cela me permis de mieux savourer le moment présent. En 2004, je commençai à aller prendre le thé au salon de thé Camelia Sinensis au centre-ville de Montréal. Un peu plus tard en 2005, sortait  mon premier livre intitulé Présence suivi d’une conférence pour son lancement. C’est un peu plus tard, en 2006, que je rencontrai Alain qui m’initia à cette nouvelle discipline qui me semblait fort inspirante tant au niveau physique que mental. C’est dans l’esprit de mon expérience en yoga et dans l’art de savourer le thé que je me suis mis à la pratique de l’haltérophilie qui demande une attention totale et qui va dans le sens de la présence à soi au moment présent.  C’est la pratique du yoga et son enseignement durant 5 années durant ainsi que l’abandon au moment présent durant la dégustation du thé qui me permis de pratique l’haltérophilie dans l’esprit de la présence à soi, comme rencontre avec soi-même, ses propres limites, conflits et prises de conscience en général.

« J’ai été mis devant l’évidence qu’aimer impliquait l’acceptation intégrale de soi-même par-delà toute pensée »

Ce moment rituel spécifique au samedi évoquait pour un moment symbolique fort important comme la dégustation du thé : les deux étaient des rituels spécifiques à  l’exercice de la présence au moment présent sous forme d’un rituel. Cependant, lors d’une journée de novembre 2009, j’allai à la salle d’entraînement presque de reculons. Je me présentai  local et les deux pieds sur le plateau d’entraînement, je saisis la barre de 45kg et la plaçai sur mes épaules pour m’échauffer. La barre à peine déposée que mon cœur se mis à battre rapidement. Il faut dire que je venais de faire du vélo stationnaire et que j’étais allé un peu fort, mon cœur s’était préalablement emballé. Mon cœur battait toujours vite, j’étais essoufflé et ne me sentais pas bien. Je laissai tomber immédiatement la barre au sol. Je n’en pouvais plus, j’étouffais. Je n’étais plus capable de soutenir le poids que je m’adonnais, pratique après pratique, à maintenir et à surcharger. Ce qui arrivait à l’entraînement n’était qu’un reflet de ce qui m’arrivait dans ma propre vie. Ce poids était à la fois physique et métaphysique. Je m’imposais toutes sortes d’obligations imaginaires pour fuir ou compenser de quelconques façons que ce soit sans aucunement assumer ce qui se vivait au profond de moi-même. En plus d’enseigner à temps plein, de travailler dans le milieu des conférences publiques, de m’entraîner et de gérer les finances du Club d’Haltérophilie, je ne prenais plus que très peu de temps pour me détendre et à vrai dire, je ne savais plus ce que c’était du tout. Moi qui, prenait auparavant, la vie à un rythme très relax, j’avais perdu en cours de route, fameux fil d’Ariane. Je m’affairais à toujours vouloir relever de nouveaux défis, à me charger plus et à canaliser dans l’entraînement pour ne pas assumer le désir essentiel. J’avouais que j’avais réussi à me perdre momentanément, dépassé par maintes obligations que je m’imposais sans raison apparente. Ce qui arriva, arriva. Et cette journée, retournant à la maison à pied, marchant, de peine et de misère, un pas après l’autre, épuisé et exténué physiquement, moralement et spirituellement, je ne pouvais plus soutenir ce que je m’imposais de soutenir toutes sortes de tâches pour me prouver que j’étais capable de quelconque réalisation. Ma  persona  craqua peu à peu. Je pressentais tout d’abord, une perte de contrôle. Le je ne pouvais plus mener quoi que ce soit. Et peu à peu, je ne menais plus rien et me sentais envahi par quelque chose de  plus vaste que moi-même. Le je se faisait traverser par un vaste courant d’eau comme lorsqu’un barrage cède ! Quelque chose de plus vaste, un sentiment océanique prenait toute la place. Cela revint aussi un soir quelques semaines plus tard lorsque je revenais d’enseigner au collège et, marchant avec un collègue vers la gare, je le laissais me parler des premiers philosophes grecs. Mais j’étais incapable de le suivre, de l’écouter, de dire mot. Je me sentais complètement transporté par une force plus vaste que moi-même. Je n’y pouvais rien. Quelque chose éclatait en moi. Je sentais que tout craquait, mais une fois assis dans le train, même si mon état oscillait entre un effroi et terreur je me sentais traversé par un océan de clarté aussi paradoxal que cela puisse paraître. Cela dura une bonne demi-heure où je me sentais complètement transi et traversé par ce sentiment océanique d’une clarté indicible. Pour un instant, je ne cru plus exister que par cette présence de clarté. Je me souvins après ces minutes pénibles de transe que l’essentiel ne concernait pas le faire ou le surfaire, mais bien le seul fait d’être. Il ne m’était alors plus possible de fuir, d’éviter ou même de compenser pour quoi que ce soit. J’avais été transi. J’avais été frappé par la foudre ! Ce qui ne fut pas sans me rappeler le fragment 64 d’Héraclite d’Éphèse : « La foudre gouverne toutes choses. »

Suite à cette expérience quelque peu troublante qui eut pour effet de convertir mon regard malgré moi, je  ne pouvais même plus chercher ni espérer l’amour, ou encore l’attendre. Je m’abandonnai pendant plusieurs mois, au chômage, au seul désir profond et essentiel de mon être, suivant le seul appel qui me venait à chaque instant, me résorbant à écouter l’appel de l’être qui rectifiait le sens de ma vie. C’est à ce moment que je compris que j’avais reçu un appel de l’être suite à un choc radical qui me mit face à l’acceptation de mon être et de ce qui est. Et moi, qui croyais qu’aimer était seulement en lien avec le don de soi, je fus mis devant l’évidence qu’aimer impliquait l’acceptation intégrale de soi-même par delà toute pensée.

Mathieu Martel, professeur de philosophie (autre article à lire du même auteur)
 
Article paru dans Revue 3e Millénaire (Hiver 2010)