André Moreau : Vision intégrale de l’Homme et de l’Univers (article inédit)

Pas d’éveil possible et durable sans une structure de consolidation spirituelle appropriée aux démarches faites en ce sens. J’ai remarqué que la plupart de ceux qui se consacrent à la pensée spirituelle sont d’une déplorable confusion mentale, comme si la spiritualité s’opposait à l’intellectualité. Il n’en est rien. Il est temps que l’on réagisse contre ces spéculations vagues qui donnent à penser que le spirituel n’a besoin ni de structure, ni de discipline, ni d’organisation. Il est trop facile de dire que l’homme en quête de son être doit pro-gresser, évoluer, s’améliorer. Une telle évolution n’existe pas. C’est un fantasme qu’entretiennent ceux qui ne sont pas pressés d’arriver au but visé qui consiste à être parfait. J’ai constaté le parti pris général dans le domaine de la spiritualité contre tout esprit de système. C’est une grave lacune et même une erreur coûteuse. Un système est ce qui permet à un individu qui brigue l’éveil de ne pas sombrer dans le flou des vaticinations creuses. Les touristes de la connaissance qui se réclament de l’Inde ou de la Chine ne parviendront jamais à installer leur être profond au cœur de leur vie, car la réalisation consiste à devenir ce que l’on est et ne souffre aucun délai. Pour pouvoir s’avancer dans le domaine de la connaissance, il faut un système de référence qui nous empêche de dire n’importe quoi comme c’est trop souvent le cas. Une éthique est nécessaire pour pouvoir adopter une attitude cohérente dans la démarche qui consiste à se sentir Dieu. Il est contre-indiqué de s’en remettre à un principe transcendant déjà existant qui guide nos pas. Cheminer, c’est se perdre, s’imposer des délais, remettre à plus tard le soin d’« être » tout de suite.

LA MATIÈRE N’EXISTE PAS

Mes études en épistémologie m’ont appris que c’est à tort que l’on évoque des forces « arhimaniennes » qui viennent contrer l’élan de la personne engagée dans la conversion de ce qu’elle représente en ce qu’elle a à être. De telles forces n’existent pas et, si on se les imagine, ce n’est que dans la perspective où l’on comprend que le mal (la limite) n’est rien d’autre que le fumier dont le bien a besoin pour devenir le mieux.

Une observation attentive de mon expérience m’a montré qu’on ne perçoit jamais la matière, qu’il s’agit là d’une forme de mensonge substantiel qui sert de soutien à tous les obstacles que notre propre « nolonté » dresse devant nous, la « nolonté » n’étant que l’impossibilité qu’éprouve la volonté de s’affirmer elle-même sans chercher à s’annuler.

Ce que j’ai constaté se résume à ceci : nous ne percevons que ce que nous nous donnons à connaître. Imaginer derrière nos perceptions un monde en retrait – en-soi, matière, grand « X » indéterminé, noumène, Dieu transcendant ou Grand Autre absolu – relève de la fantaisie. Il n’y a que nous face à nous-même. Penser qu’une longue évolution nous a permis d’être, c’est revenir à l’époque où l’on soutenait que l’homme descend du singe, alors qu’il n’est qu’une représentation dans notre esprit. Tout est un programme. Et ce programme est constitué par nous comme une limite à laquelle nous avons à nous heurter pour pouvoir nous illimiter. Rien n’est dans la matière, tout est dans la manière. Et le véritable travail spirituel consiste à comprendre que nous sommes seuls avec nous-mêmes face à l’idéal que nous nous proposons.

L’ABSOLU EST IMMANENT AU RELATIF

Un jour, je m’interrogeai à propos de ce « Dieu d’amour » qu’on me proposait et je me dis : « Voilà une mauvaise formulation. Il faut plutôt penser : l’absolu est immanent au relatif ». Que voulais-je dire alors ? Je crois bien que je m’étais aperçu que les profondeurs sont dans les surfaces et qu’il n’y a rien de si vaste, de si étranger à quoi je ne puisse avoir accès spontanément sans me torturer l’esprit avec une herméneutique. Pour pouvoir être dans la vérité, au lieu d’aller s’imaginer quelque transcendance la plupart du temps impénétrable, il fallait identifier et répertorier ce que j’appellerai « les morceaux de Dieu » dans la réalité. Bien sûr, une telle expression exprime de façon commode ce que je pense des objets idéaux éternels que je nomme parfois aussi des immatériaux. En effet, dès mon plus jeune âge, j’ai été frappé par des surgissements de beauté, d’harmonie, qui constituaient autant de formes plastiques se référant à ce que j’avais à devenir. Je recherchais avidement ces forces disséminées dans mon expé-rience de tous les jours, refusant d’admettre que ce qui dominait ma vie était un inconnaissable.

On m’objectera que c’était là une critique adressée à toute connaissance substantielle. Je n’en disconviens pas. S’il fallait que je sois tout pour moi, que je sois ce qui compte à mes yeux, je ne pouvais pas admettre que je puisse me conduire envers moi com-me si j’étais quelque substance secrète à connaître. Je découvris vite l’imposture de la connaissance de soi qui implique invariable-ment l’idée d’une fouille archéologique dans ses tréfonds comme si nous étions des étrangers à nous-mêmes. Or, ce n’était pas le cas : j’avais à m’inventer moi-même, à m’augmenter de ce que je suis, à me choisir moi-même comme absolu. Il n’en fallait pas plus pour que je décline toute invitation à la prière, tout idéal visant à regarder l’horizon les yeux humides, et que j’entreprenne de me délier intérieurement en reconnaissant que je suis cet état fondamental que recherchent les saints, les sâdhus, les rishis, les mystiques. Je me rappelle qu’à 18 ans, je m’étreignais moi-même, tout content d’apercevoir en moi le tissu cosmique de la félicité.

LE « JE SUIS » INTUSSUSCEPTIF, CLÉ DE VOÛTE DE MA PENSÉE

Il me fallait réaliser que Dieu naît quand je respire, quand je fais l’amour, quand je mange. C’est cela s’intussusceptionner, s’accroî-tre du dedans, en sorte que le dedans prenne la place de tous les dehors. Dès mon enfance, je me suis écouté, je me suis dit oui. C’est donc dire que la morale et la religion n’ont pas eu beaucoup d’emprise sur moi. Elles m’ont néanmoins marqué, car je fus en lutte contre ces ténèbres de la raison pendant toutes mes années de formation. Quand je regardais en moi, je n’y voyais pas un royaume inconnu, je voyais le chantier de ce que j’avais à devenir. Ce n’est donc pas la connaissance de soi qui m’a d’abord frappé, mais la nécessité impérieuse de m’arracher au néant. On ne peut comprendre cela qu’en se remémorant le très beau mot d’André Malraux : « Je suis venu en ce monde pour répondre au besoin que j’avais de moi-même ». Mais cela donne l’impression qu’on vient d’en avant, qu’on est le résultat d’une intention consti-tuante qui nous précède dans le futur. Et c’est là le sens même de notre entéléchie, de notre avoir-à-être-ce-que-nous-sommes. On a eu beau m’expliquer que j’étais chanceux d’avoir eu de bons pa-rents, que j’étais le résultat d’une longue évolution, je n’en croyais pas moins fermement à ce que j’appelai par la suite l’hérédité du futur. C’est moi qui m’arrachais à mon néant du plus profond de mon avenir. Je n’étais pas né de mes parents, mais à mes parents. Il y avait en moi une irrésistible poussée êtrique qui m’inspirait une métaphysique de l’élan sans même que celle-ci eut été formulée dans ma vie.

Le mot de Villiers de l’Île-Adam « l’infini est central partout » m’a beaucoup inspiré par la suite, si bien que lorsque je pensais à mon passé, je ne pouvais le faire qu’à partir d’un « maintenant » origi-naire à la faveur duquel mon passé m’apparaissait comme un pré-sent vécu avec un coefficient d’ancienneté. Qu’on me comprenne bien ici : je ne fais pas de l’homme un être historique, un homo viator comme disait Gabriel Marcel. J’avais plutôt l’impression d’être lancé dans un « parcours immobile » dans l’immanence de mon être propre, non pas un être existant, mais un être à faire exis-ter du fait de ma propre industrie. Réalise-t-on ce que cela signifie de se sentir Dieu, de s’aimer infi-niment, de souhaiter s’arracher aux mièvreries de la condition exis-tentielle parce qu’on sent rayonner en soi un éternel soleil ? Il ne s’agit plus ici d’évoluer, de progresser, d’atteindre une certaine maturité, de se sentir qualifié par un « ailleurs » dont on n’est pas le maître.

Ce que je détestais le plus, c’était la pensée que je n’étais pas res-ponsable de moi-même. Toujours, j’ai refusé de me plaindre, de me sentir gêné par l’existence, aux prises avec cette glue dont Sartre a parlé dans La Nausée. Je ne me sentais pas non plus abandonné dans le monde, fini, exposé au danger, menacé dans mon être. Et ce qui s’imposa à moi très vite par suite de cette constatation, c’est que je n’avais pas besoin d’être sauvé, car je n’étais pas menacé. Sachant toutes les limites de la rébellion contre Dieu dénoncée par les prêtres qui firent mon éducation, j’identifiai cette attitude comme une « prétention absolue ». Oui, il me fallait prétendre être ce que je suis pour pouvoir m’affirmer, me renouveler, me suffire, m’intussusceptionner.

J’imagine que la Vierge Marie dut éprouver quelque chose de semblable en tant que « Mère de Dieu ». Elle était responsable de la croissance de Dieu, elle en était la porteuse, le récipient. Elle avait un devoir envers lui, à la différence de moi. En tant que personne appelée à se convertir en ce qu’elle a à être, je ne me sens pas porteur d’un grand mystère que je n’ai pas initié en moi. Mon être est plus moi-même que moi-même, ce n’est pas un Grand Autre absolu. Mon être profond, mon chéri, mon amour, n’est pas transcendant : il est immanent. Je suis cela, je suis tout. Comme le disait étrangement Gérard Depardieu : « Je veux être tout l’Être ». Réalise-t-on à quel point je me sens responsable de ce que je suis, responsable de Dieu, de l’infini, assoiffé de ma propre gloire, plein d’humilité devant ma propre grandeur comme le suggère le titre d’un de mes livres : « Dieu existe parce que je suis ».
A-t-on compris pourquoi je suis un homme heureux, irréductible-ment joyeux, un homme qui se sent Dieu, qui connaît une « as-somption jubilatoire ». Oui, je l’avoue, je suis fou de moi-même, je m’étreins, je me love en ce que je suis, j’ai fait mon nid dans mon bonheur.

UNE ÉTHIQUE DE L’EXCÈS

Lorsqu’un homme ou une femme sont engagés dans l’épreuve joyeuse de l’autoréalisation, ils ont besoin d’ignorer tout ce qu’ils ont appris jusque-là. Par exemple, si on leur a enseigné l’oubli de soi depuis leur enfan-ce, ils doivent avoir le courage de pratiquer le rappel à soi; si on leur a dit qu’ils devaient renoncer à leur volonté pour faire la volonté de Dieu, ils doivent être capables faire une crise d’indépendance et de revendiquer l’efficacité de leur volonté propre; si on leur a dit qu’ils ne devaient pas juger s’ils ne voulaient pas être jugés, ils doivent commencer à juger avec autorité et objectivité, et exiger qu’on les juge en retour, car le jugement des autres est nécessaire pour grandir, surtout s’il vient de nos ennemis, qui ne nous mentiront pas sur nous-même; si on leur a dit qu’ils devaient faire des efforts, se maîtriser, se retenir, ils doivent oser envoyer paître les corbeaux, car l’aigle n’a aucun conseil à recevoir du corbeau, et dans le cas présent, il doit se laisser être, il doit s’aimer infiniment, se jeter à corps perdu dans l’action extrême comme Walt Whitman nous le suggère quand il écrit : « Je me célèbre moi-même ».

Ce n’est donc pas à une morale de la prudence marquée par l’hétéronomie de la loi générale qu’est invité celui ou celle qui veut s’éveiller, mais à une éthique de l’excès qui met en pratique « l’art de savoir jusqu’où aller trop loin ». Une telle éthique est caractérisée par l’autonomie que confère la loi d’exception. Et l’adepte, en route vers lui-même, n’a que sa liberté pour le confirmer dans ce mode d’être absolu, car la liberté est la légitimation de l’exceptionnel. Il ne s’agit donc pas ici d’une philosophie pour les peureux, les gens pusillanimes, irrésolus, effrayés par leur ombre (la personne). Rappelons-nous le mot de Nietzsche : « Ne sois pas l’ombre de ton maître, mais le maître de ton ombre ».

PAS DE SPIRITUALITÉ SANS ÊTRE

Si le Dieu transcendant n’est plus le critère de vérité de celui qui se reconnaît Dieu et qui veut opérer l’absolu, alors il faut qu’il s’en remette à l’immanence de son être et qu’il laisse de côté toute for-me de transcendance.

On me comprendra ici : le fait de ne plus me sentir séparé de Dieu ou de quoi que ce soit m’oblige à adopter la « position infinie de moi-même ». Cela n’enlève rien à Dieu et je m’entends très bien avec les croyants sincères et passionnés. Saint François d’Assise est mon frère, sauf que je ne peux plus prier : je bénis ! Ce n’est pas à la suite d’un raisonnement intellectuel que je me suis installé dans mon être. Derrière ma position, il y a un énorme vécu. De même qu’au niveau épistémologique, je n’ai pas compris du jour au lendemain que la matière n’existe pas et qu’elle n’est que la projec-tion d’un schème d’impuissance de la part de l’homme. Il m’a fallu du temps pour comprendre que j’étais différent de tout le monde mais que je n’étais séparé de personne. Lorsque cette fusion m’est devenue manifeste au sein de ma com-préhension fondamentale englobante, je me suis mis à bénir avec la même spontanéité qui guide ma respiration, par suite d’un dé-bordement de moi-même dû à une augmentation de soi par soi. Il m’a fallu beaucoup m’écouter pour en arriver là. La distinction entre l’âme et le corps soutenue par la philosophie classique ne trouve aucun écho en moi, pas plus que la distinction entre Dieu et ma personne. Je suis tendu vers l’invention de moi-même avec le même enthousiasme que d’autres s’investissent dans la connaissance de soi.
À cause de mon épistémologie, la spiritualité n’est qu’une des cou-ches intelligibles de ma conscience. En d’autres mots, elle est constituée par des intentions secondes qui la visent comme région immanente de mon expérience, de mon comportement. C’est ce qui m’a amené à considérer le bonheur comme l’expression de mon être, comme le point de départ de ma vie, par opposition à l’amour chrétien dont on a dit qu’il peut tout alors que finalement il ne peut rien. Pour aimer, pour penser, pour ressentir, il faut être : agere sequitur esse. C’est l’être bienheureux qui est primordial. Mais, comprenez-moi ici : il est primordial dans la mesure où je me le donne, où je m’avantage moi-même. J’ai vite réalisé dans la vie que je n’avais aucun intérêt à me nuire et que pour me sentir libre, il fallait que j’abatte la loi générale qui est source de culpabilité et d’angoisse, car lorsqu’une autorité qui n’est pas la nôtre nous do-mine, il est très facile de se sentir coupable.

On pensera peut-être ici que j’ai entrepris une lutte contre moi-même. Eh non ! on ne fait pas le ménage dans une maison qui va brûler. L’être n’est pas un contenant qu’il faut remplir mais un foyer qu’il faut allumer, pour paraphraser Plutarque. Et quand la baraque du Moi brûle, ce qui reste se révèle nécessaire, essentiel. Com-prend-on pourquoi je ne suis pas en lutte contre le Moi ? Il est fait tout entier pour aller au Soi, en tant qu’il se convertit en cela.

LA VIOLENCE CRÉATRICE

Il nous faut réaliser ici qu’il n’y a aucune sentimentalité dans la création. Créer, c’est introduire dans la nature une violence contre laquelle elle se hérisse. Or, même si Gustave Meyrink a pu dire que les rayons du monde spirituel sont doux et chauds, il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de l’énergie êtrique. C’est probablement à elle que faisait allusion saint Paul lorsqu’il s’écriait : « Il est terrible le Dieu Vivant ! » Comprend-on que ma pensée n’est pas au service de la société de consommation prête à tous les compromis avec le pouvoir, à toutes les prostitutions, à toutes les abnégations veules qu’exige la participation à la loi générale ? Il existe une autre loi que la loi gé-nérale, c’est la loi d’exception. Celle-ci n’est pas marquée par l’hétéronomie, mais bien plutôt par l’autonomie. Or, si je suis engagé dans l’invention de moi-même, on ne peut m’inviter au respect de la loi générale.

Qu’est-ce qu’un créateur dans le monde spirituel ? C’est un César avec un mental de Christ, c’est un Gengis khan psychique, c’est un Tamerlan inspiré. On se rappelle le mot de Jésus « Les faibles, je les vomirai ». Nous ne sommes pas ici en présence de quelqu’un qui est prêt à faire des compromis. Il est animé par un feu vivant qui fait de lui une menace pour le monde. Il nous fournit le modèle de l’individu éveillé dont les ambitions superjectives constituent pour les valeurs établies le plus formidable défi. La violence créatrice n’est pas du tout la violence de la guerre, de l’oppression, de la brutalité finie; c’est la violence de l’infini, celle que connaît l’artiste en lutte avec son matériau, celle que connaît l’homme engagé dans le processus de la seconde naissance. Il n’est donc pas question dans cette aventure de ménager la chèvre et le chou. Celui qui est épris d’absolu et d’immortalité peut être considéré comme un malade, et cette maladie est esprit. Elle est ce qui vient changer l’ordre des choses au nom de l’opérationalité du miracle.

LA CONVERSION MÉTAPHYSIQUE

On devine que n’ayant jamais accepté la distinction formelle entre l’âme et le corps, tout comme la distinction épistémologique entre la pensée et le monde, je n’ai pas adhéré à la tendance qui visait à discréditer le Moi, l’Ego, la personne. N’étant pas un adepte du yoga et réfutant la doctrine de Plotin, je ne crois pas à la nécessité d’une purification qui tendrait à inscrire en nous une méfiance à l’égard de la chair, de la sexualité ou de l’individualité.

Non seulement je ne crois pas qu’il existe une âme qui anime le corps en tant que principe séparé plongé dans une chair, mais je considère plutôt que le corps n’est pas un objet matériel et qu’il constitue une représentation dans notre esprit. Parler d’une union substantielle entre le corps et l’âme ou d’une incarnation de l’esprit dans la matière me semble farfelu.

Rappelons-nous ici que je ne me sens séparé de rien et que le corps n’est pas moins important dans ma philosophie que le divin. Je ne suis donc pas porté à penser que nous devons nous méfier du corps, de la sexualité ou des sens. À ce niveau, Descartes était aussi chrétien que Thomas d’Aquin. Mais comme je crois en la personne, malgré le piètre état en lequel elle nous tient, je ne suis pas porté à m’en séparer tout comme je ne suis pas porté à déva-loriser l’Ego. Ces instances constituent plutôt les éléments qui viennent enrichir notre foyer ardent d’origine êtrique. Aucune lutte contre soi-même n’est donc requise dans ma pensée, puisque tout ce qui constitue une limite par rapport à notre développement doit être intégré à celui-ci, transmuté, converti en ce que nous avons à être. Au lieu donc de parler de purification et de séparation, je pré-fère parler de conversion. Cela va dans le sens de ma pensée pro-fonde qui vise à récupérer dans l’être ce qui s’oppose à l’éveil afin de n’être séparé de rien de ce qui constitue ma vie.

LA TRANSMISSION DU LOGOS SPERMATIKOS

Comprenez-moi ici, le fait de se reconnaître Dieu parce que nous ne sommes séparés ni de lui, ni des morts, ni de la réalité ne de-mande aucun effort. Il suffit simplement de nous apercevoir qu’il en est ainsi. Or, rappelons-nous du mot de Ma Ananda Moï : « Si je suis Dieu, mon corps aussi est Dieu ». Nous avons maintenant à nous inscrire en tant que personne dans cette vision. Or, qu’est-ce que la personne dans le cadre de l’immanence de l’absolu au relatif ? Elle n’est rien d’autre qu’un tabernacle de lu-mière spermatique. Il s’ensuit que si j’utilise ma personne pour étreindre dans mes bras une autre personne, ce n’est pas seule-ment l’humain que je suis qui entre en contact avec elle, c’est mon être tout entier, la Force infinie, l’incommensurable en marche. C’est cela qu’on ne comprend pas lorsqu’on oppose la chair à l’esprit. Toute chair est transfigurée par la présence qui s’en sert comme véhicule d’expression consacré. Si je mange avec quel-qu’un, si je serre cette personne dans mes bras, si je me fusionne à elle sexuellement, cela signifie que je lui transmets le Logos spermatikos. Mais, attention ici ! D’une part, il faut comprendre que je suis éveillé et que rien ne peut s’opposer à l’action de mon in-transigeance radicale êtrique. D’autre part, cela ne signifie pas que cette transmission se limite au coït, ou à une bénédiction distincte de la chair.

Imaginons un homme et une femme qui ont un enfant malade. Ils ont installé son petit lit dans leur chambre pour le veiller. À dix ans, il est atteint d’une leucémie mortelle. Déjà, il ne peut plus se lever de son lit. Quand ils viennent me consulter pour savoir s’il y a quelque chose à faire, alors que la médecine a condamné leur enfant, je leur réponds qu’ils peuvent agir en utilisant leur être profond. Malgré leur angoisse et leur désespoir, je leur demande de rassembler leurs forces pour pouvoir s’étreindre. Je sais qu’ils n’ont pas le goût de la fête et que pour faire l’amour, il leur faut aller chercher en eux un supplément d’être. Je leur demande néanmoins de s’abandonner intérieurement et de s’unir dans un coït dont le but sera de libérer le Logos spermatikos. Ils procèdent comme je le leur ai recommandé : au moment de l’orgasme, ils se tournent vers leur fils qui est dans un semi-coma et le bénissent au nom de leur amour. Dans les semaines qui suivent, non seulement leur fils condamné ne verra pas sa situation se dégrader, mais il parviendra à récupérer au cours de l’année. On m’objectera que ma pensée frôle ici l’obscénité. Pourtant, je rappellerai à ceux qui auraient des objections à faire que d’après mon monisme immanentiste, la chair est sainte et se veut conduc-trice des intentions supérieures créatrices qui l’animent. Le jour où l’on commencera à comprendre ce que je nomme la sexualité-lumière, on réalisera que l’essence de l’érotisme est pure spiritualité.

LA VOIE DE L’OCCIDENT

Nous voilà parvenus à la conclusion de cet article considérable. J’ai maintenant des choses à dire concernant la spiritualité de l’Occident. Au cours des siècles, pour ne pas dire au cours des millénaires, nous nous sommes mis à la remorque des pensées orientales. Qu’il s’agisse du christianisme, de l’hindouisme ou du bouddhisme, nous nous sommes accrochés à ces autorités qui nous apportaient la « bonne nouvelle ». Mais sommes-nous si dé-pourvus ? Avons-nous depuis les Celtes trouvé quelque réponse typique de chez-nous à nos problèmes ou bien resterons-nous toujours tributaires de l’Orient ? Je ne veux pas dire ici que je n’ai pas un immense respect pour le shintoïsme, le taoïsme ou même la métaphysique juive de Hillel. Je me demande seulement si nous sommes capables de penser par nous-mêmes. Je vois autour de moi des gens qui s’adonnent à la méditation transcendantale, au yoga, à la pensée de l’Advaïta, et je ne vois aucune objection majeure à un tel comportement. Mais sommes-nous capables de trouver une inspiration issue de notre terre d’Occident qui soit en mesure de nous guider ? Y a-t-il quelque Christ ou Bouddha européen ou américain qui puisse ouvrir la porte à une vérité qui nos convienne, à « la Vérité » ?

Après avoir consacré 45 ans de ma vie à développer un système cohérent, nouveau, original et profond, j’avoue que je suis réfractai-re à cette spiritualité rose bonbon des bonimenteurs aux mains jointes qui, au nom de l’hindouisme, du yoga ou d’une mystique chaste, jettent le discrédit dans les pages mêmes de cette revue sur le jovialisme, une philosophie sans béquille qui ne s’en remet pas à ce que les autres ont pensé mais pense par elle-même. Or, ce qui vient des autres est souvent, avouez-le, associé à la souffrance, au sacrifice, à la négation de la valeur et de la richesse de l’érotisme au nom d’une vision qui méprise le corps et le plaisir. Le temps est venu de dire zut à ces chantres de l’Orient qui méprisent la volupté, le bonheur et la fête tel que cela nous convient chez nous. Il est trop facile d’aller dire que le salut vient de l’Orient. « Alors que vous aurez la nuit, écrit James Joyce à l’intention des Orientaux, nous aurons le matin ». Je vous demande ici de cesser d’être des colonisés de l’Orient pour m’aider à ouvrir la Voie de l’Occident.

André Moreau
Source : Article inédit  – Revue du 3e Millénaire

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