« DITES « OUI » À TOUT »

Swâmi Prajnanpad, Entretiens
Vous devez vous rappeler que tout ce qui arrive, arrive pour le mieux. Il y a une distribution divine des choses. Votre vie eût été appauvrie sans toutes les choses qui vous sont arrivées. Aussi tout doit être accepté, le bon et le mauvais. En fait, vous n’avez pas le choix. Si vous voulez le bon, vous aurez le mauvais aussi. Chaque chose a deux aspects. Si vous voulez le côté face d’une pièce, vous devez prendre le côté pile aussi. C’est inutile d’attendre seulement du plaisir. Le plaisir et la peine vont toujours de pair. Il faut prendre les deux, ou rien du tout[1]. Quand une chose arrive, acceptez-la d’abord. C’est la vérité. C’est arrivé. Pouvez-vous la refuser et dire que ce n’est pas arrivé ? Non. Après avoir pleuré et vous être lamenté vous allez l’accepter en tout état de cause. Pourquoi ne pas l’accepter dès le début ? Dites « oui » à tout. Quand vous acceptez de plein gré une chose, il n’y a pas de souffrance.La peur doit être bannie de votre vie.La peur que quelque chose arrive est pire que la chose elle-même. Les peureux meurent bien des fois avant l’heure de leur mort. La peur doit être bannie de votre vie car elle est irrationnelle et bloque l’action.

« On regarde en avant et en arrière et on languit pour ce qui n’existe pas », dit Shelley.

L’habitude pernicieuse de penser au futur et au passé doit être brisée. Il ne faut tolérer ni que le passé vous domine, ni que le miroitement du futur influence le présent, la réalité. C’est seulement quand le passé et le futur sont éliminés que vous pouvez effectivement vivre dans le présent. Le présent seul est réel. Le passé et le futur sont de pures illusions. Vivez dans le présent et vous serez heureux. Vivre dans le présent cela signifie accepter tout ce qui vient. Au lieu de le rejeter, de lui attribuer les qualificatifs de bon et mauvais, d’agréable ou de désagréable, expérimentez tout ce qui vient, parce que c’est la vie. Ne fuyez pas la vie.

Quand nous disons qu’une chose est bonne ou mauvaise pour la chasteté, nous ne voyons pas les choses comme elles sont. Il n’y a ni bien ni mal dans un objet. Quand on boit trop d’alcool, on dit que l’alcool est mauvais. Son caractère mauvais réside en nous-mêmes et non pas dans l’alcool. Vous êtes dans une cage de verre et vous appelez cela une forteresse. Comment peut-il y avoir une limite à l’état de Brahmachari[2] ? Tout ce que vous jetez dans le feu est consumé par lui. De même, s’il y a un véritable état de Brahmacharià l’intérieur, tout ce qui vient en contact avec lui sera transformé. Nous devons régner sur tout ce qui nous concerne. Le vrai moine (sannyasi) est maître de lui-même dans toutes les circonstances. Il portera la soie la plus coûteuse avec la même tranquillité que des haillons déchirés, il mangera une nourriture princière ou la soupe paysanne avec une égale satisfaction. Mais il sera modéré et mangera selon ses besoins. Il ne dormira pas davantage s’il est sur un matelas moelleux. Il n’est l’esclave de rien et peut en quelque sorte s’adapter facilement et joyeusement à toutes les circonstances. Si un morceau de gingembre bouleverse votre état de Brahmachari, alors, que vaut cet état ?

Acceptez-vous vous-même

Ce que vous êtes, vous l’êtes ! Acceptez-le avec tout votre être et pas seulement intellectuellement. Les circonstances sont comme elles sont parce que c’est ainsi que vous les avez faites. C’est le but que vous avez poursuivi dans le passé. C’est donc à vous. Il vous appartient. Il n’est pas question de ne pas accepter ce qui est à vous. Vous l’avez demandé et c’est venu.

Ne vous rejetez pas vous-même en tout ou en partie. Si vous le faites vous ne pouvez plus être vous-même. Si vous vous rejetez vous-même, comment pouvez-vous accepter les autres ? Ce que vous voyez à l’extérieur n’est qu’une projection de vous-même. Le monde entier tel que vous le voyez n’est qu’une projection de vous-même. Vous ne voyez que vous-même partout.

Aussi, acceptez émotionnellement chaque chose y compris vous-même et voyez intellectuellement ce qui peut être fait si quelque chose peut être fait. Dans la réalité, faites-le. Puisque cela vous est arrivé, vous ne pouvez pas l’annuler. Alors ? Acceptez-le. Dites oui à toute chose. C’est à vous. C’est là.

Il faut accepter ou rejeter. Si vous ne pouvez pas dire oui, dites non. Il n’y a rien entre les deux. Entre les deux est une illusion. « J’accepte mais… » C’est un mensonge. Ce « mais » est émotionnel. Si vous avez accepté, vous avez accepté de tout votre cœur et complètement. Si vous êtes incapable d’accepter ce qui arrive, rejetez-le, c’est-à-dire voyez la cause pour laquelle c’est arrivé et cherchez à éliminer cette cause. Si la cause est éliminée, l’effet disparaîtra également. Si, toutefois il ne vous est pas possible d’éliminer la cause de ce qui arrive, laissez-la. Acceptez-la comme vous appartenant et expérimentez-la. Le plaisir et la peine, le chaud et le froid sont les deux aspects d’une même chose. Si vous avez un furoncle qui vous gratte, cela vous gratte. Un point c’est tout. A partir du moment où vous vous identifiez avec celui-ci il se met à vous faire mal, ce qui signifie que vous ne l’acceptez pas, bien qu’il soit là. La vérité (Tat-tvam) est ce qui est. Connaître la vérité, c’est voir ce qui est sans vous identifier ni vous projeter. L’accepter, c’est en faire une part de vous-même. Quand ce qui est, est une part de vous-même, comment pouvez-vous ne pas vous sentir à l’aise avec ce qui est ?

Une des difficultés fondamentales de la vie spirituelle est d’induire un lâcher-prise suffisamment profond pour ne plus diriger un processus de détachement et de croissance intérieure qui ne peut s’accomplir que de lui-même. Le thème de l’abandon et de l’acceptation de « ce qui est » traverse toutes les sagesses indiennes. Chez certains gurus contemporains, il a pris un relief particulier, du fait des difficultés de leurs disciples occidentaux, qui souffraient d’une maladie fort répandue chez nous : le volontarisme, […] la progression dépend toujours, en définitive, des efforts que l’on déploie. Adeptes d’une certaine forme de « passivité », les gurus indiens ne critiquent pas tant les efforts — leurs traditions d’ascétisme n’ont rien à envier aux nôtres sur ce point — que leur source et leurs effets : si c’est dans l’ego qu’ils s’originent, ils ne font que le renforcer. C’est pourquoi il faut pour commencer prôner l’abandon, clé du détachement, maîtrise et contrôle seront alors posés dans la juste attitude.
Swâmi Prajnânpad s’en est souvent expliqué : pour lui, l’acceptation, le « oui », est le premier pas vers la transformation. En faisant voisiner deux extraits d’entretiens, Srinivasan, l’un de ses disciples indiens, entend montrer que l’acceptation de ce qui est et l’acceptation de ce que l’on est constituent les deux faces d’une même prise de conscience. Concrètement, l’acceptation repose d’abord sur une sortie de la dualité des attitudes prendre/rejeter, la constatation que toute réalité comprend, inextricablement mêlés, ce qui fait plaisir et que l’on appelle « bon » et ce qui fait souffrir et que l’on appelle « mauvais ». La deuxième indication donnée par le swami est « vivre au présent », en sortant de la dualité temporelle passé/futur. La troisième concerne la compréhension exacte de ce qu’est l’état de brahmachari ou brahmacarya : dans les textes anciens, cet état définissait le premier âge de la vie du brahmane, qu’il passait auprès de son guru pour apprendre les textes et les rites védiques ; il impliquait la continence en tous domaines (pas seulement sexuelle), qui permettait de convertir et de conserver les énergies psychiques et somatiques uniquement pour la progression spirituelle. Ici, Swâmi Prajnânpad réinterprète le brahmacaryadans le sens élargi d’un état d’arbitrage et de pacification des désirs. 

Plusieurs questions peuvent surgir de la lecture de cet extrait, et elles trouvent certaines réponses dans la suite. En premier lieu, est-ce que « vivre au présent » ne serait pas une façon de se défaire à bon compte de la responsabilité de ses actions passées ? Certainement non : s’accepter soi-même exige en effet la reconnaissance pleine et entière de ses actions et de ses intentions : « Vous l’avez demandé et c’est venu ». Ensuite, le swâmi insiste sur le retrait des projections et identifications, point sur lequel il a perçu une convergence entre l’enseignement traditionnel du Vedânta et la psychanalyse (il a lu Freud très tôt, dès les années 1920-1930). Il s’était forgé une conception originale de leur collaboration : « La psychanalyse analyse les processus du mental. Les complexes sont dénoués. Alors cela devient facile de les annihiler avec l’épée acérée du Vedânta. La psychanalyse est au service de la science spirituelle[3]. » En fait, selon lui, ces deux voies se renforcent dans l’accès à viveka, le « discernement », la « lucidité ». Enfin, s’il faut accepter le mauvais avec le bon lorsqu’on accepte un fait ou une situation, cela n’implique pas qu’il faille tout accepter. Ce que le maître met en cause, ce sont les jugements de valeur spontanés, mais il encourage une attitude claire et ferme de refus, motivée par l’analyse des causes. Sa morale n’aboutit pas au relativisme, mais à la « connaissance de la vérité » défaite des implications émotionnelles. Alors seulement l’acceptation est une authentique voie d’accès à la sagesse.

Note

  1. Svamiji pour illustrer ses paroles m’a demandé d’incurver ma main de façon à la rendre concave, ce que j’ai fait. Puis il a retourné ma main et m’a montré que de l’autre côté elle était convexe. Dans le même mouvement une face de la main est devenue concave et l’autre convexe.
  2. N.d.T. L’état de Brahmachari : état de celui qui vit dans la chasteté.
  3. DANIEL ROUMANOFF, Svâmi Prajnânpad. Biographie, Paris, Éditions La Table ronde 1993 p. 97-98.

http://nous-les-dieux.org


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